- Laheedjah Tikidanke
“Chocolat” - L’amère ascension
La première fois que j’ai entendu parler de « Chocolat », c’était en 2011, lors de l’exposition parrainée par Lilian Thuram au Musée du Quai Branly : « L’Invention du Sauvage ».
J’ai alors su (malgré ce surnom « Chocolat » que j’ai d’emblée détesté) qu’il y avait eu quelqu’un d’autre, vingt ans avant une Joséphine Baker grimée en indigène gesticulante, laissant jusqu’ici supposer qu’elle fut la toute première artiste noire à se produire sur une scène française.
En apprenant quelques années plus tard que Roschdy Zem (excellent acteur au demeurant) allait s’emparer du projet de biopic sur cet artiste fraîchement réhabilité, je me suis dit que c’était l’occasion pour moi d’en apprendre d’avantage et d’enrichir ma culture personnelle.
Bien que romancé pour l’écran, le film de Roschdy Zem met surtout (selon moi) l’accent sur la difficulté pour un homme noir au 19ème siècle de s’imposer comme véritable comédien, autrement qu’en « bwana » bien dressé par son maître pour conforter l’aristocratie dans sa mentalité coloniale.
Né Rafaël sans patronyme officiellement connu (le nom « Padilla » étant celui de ses anciens maîtres espagnols et apposé après sa mort pour l’identifier dans les registres), l’artiste qu’on baptisa « Chocolat » (version soft de « bamboula ») a été vénéré par le public huppé de Paris durant deux décennies.
Le succès de « Chocolat » a en grande partie reposé sur ses talents de mime, œuvrant en tandem avec son partenaire anglais George Foottit dans un rôle de « noir bête et discipliné » qui déclenchait l’hilarité à chaque semonce et humiliation qu’on lui infligeait, sous couvert d’humour satirique.
Mais même en usant de la satire pour dénoncer l’attitude paternaliste et institutionnalisée de la France envers les noirs qu’on ne voyait pas autrement qu’en simples nègres inférieurs (et donc forcément drôles puisque dépourvus d’intelligence), cette période décrite dans le film est la partie avec laquelle j’ai eu un mal fou à dealer, et pour laquelle il m’a fallu faire preuve d’un détachement particulièrement violent pour supporter ce qui défilait devant mes yeux (la première heure étant la plus éprouvante), et ceci, au même titre que l’impitoyable « Venus Noire » d’Abdelatif Khechiche qui, par sa violence froidement banale retranscrite sur la vie de Saartjie Baartman, m’avait sincèrement laissée sur le carreau.
Si le public d’alors n’a pas saisi ladite subtilité dans les dénonciations faites par « Chocolat » et son partenaire dans leurs numéros (rire du fait d’être moqué), on essaie de le décrypter seulement plus d’un siècle plus tard. Et avec – j’avoue – une indéniable difficulté.
Car le plus dur, pour la contemporaine que je suis, c’est d’aborder cette histoire telle que décrite par Roschdy Zem en tentant de comprendre la vision de l’époque. Et cette vision était qu’un nègre, même suscitant une certaine affection du public de par son sens de l’autodérision, ne devait pas non plus oublier qu’il n’était « d’abord qu’un nègre ».
Esclave affranchi originaire de Cuba sans jamais avoir été émancipé, Rafaël (que j’appellerai « Sans Nom » plutôt que « Chocolat ») n’a pas été qu’un souffre-douleur de cirque.
Précurseur de la « Thérapie par le rire » dans les hôpitaux pour enfants, torturé dans son enfance à la brosse à cheval pour être « rendu plus blanc » par des paysannes basques en arrivant en France (remplacées par des agents de police dans le film), objet de publicités racistes et paternalistes dans lesquelles il fut illustré sous des traits de primate (même par un artiste comme Toulouse Lautrec qui se prétendait pourtant être son ami), Rafaël Sans Nom ne s’est pourtant pas contenté de faire le clown écervelé soumis à son maître comme l’Histoire pourrait se complaire à le réduire.
Le film de Zem s’articule surtout autour de cette partie de sa carrière durant laquelle Rafaël, en grand admirateur de Shakespeare, a rêvé de tomber le costume du bouffon noir qui lui collait à la peau, pensant un jour passer la barrière « raciale » et s’essayant au théâtre, comme goûter au tragique sous les traits d’un Othello conspué par une foule qui ne tolère pas qu’une pièce dont le personnage central fut un homme noir, soit réellement « jouée par un noir ».
Quoiqu’on en dise et en dépit de l’art et la manière pour l’époque, celui qu’on a baptisé « Chocolat » reste l’un des premiers artistes à avoir essayé de faire autre chose que « le noir de service », à une période de l’histoire où il était pourtant inconcevable qu’un noir puisse être autre chose qu’un « bamboula » ignare aux yeux exorbités et à la bouche fardée en rouge.
De nos jours et malgré cette mentalité coloniale putassière qui perdure, un noir reste subversif dès lors qu’il cesse de « faire le noir ». Pour Rafaël, la société n’était pas prête. Et le film de Roschdy Zem s’emploie à lui rendre justice au moins sur ce point.
À ce titre, un personnage comme celui de « Chocolat » peut être un rôle clé pour Omar Sy, qu’on a tous découvert dans le « SAV d’Omar et Fred » et qui semble, à travers cette prestation-là, mettre un terme à l’ère comique de sa carrière pour passer au dramatique avec un talent et une bravoure que je ne lui soupçonnais pas.
C’est en tout cas ce que je lui souhaite et le plus sincèrement du monde, car il devient toujours difficile pour un acteur, dès lors qu’il s’enlise dans un registre, de parvenir à renverser la vapeur en montrant toutes les facettes d’un talent auquel son public n’est pas forcément préparé s’il s’y prend trop tard (voir Eddie Murphy, époustouflant dans « Dreamgirls »).
Pour finir, une mention toute spéciale pour les costumes et la musique du film (Gabriel Yared, responsable de bandes originales somptueuses telles que « L’Amant » de Jean-Jacques Annaud), mais aussi pour l’interprétation stupéfiante de James Thierré, partenaire à l’écran d’Omar Sy et homme de spectacle à la ville, dont le jeu et la ressemblance avec sa légende de grand-père, Charlie Chaplin, est définitivement troublante.
Un grand merci à Roschdy Zem pour cette adaptation au travers d’une amitié tout en paradoxes interprétée par deux artistes confirmés, et dont le travail suscite l’envie d’en apprendre un peu plus sur un pan de l’Histoire qui de toute évidence est aussi la Nôtre.
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Ma chronique sur « Venus Noire » d’Abdelatif Khechiche :
Exposition « L’invention du sauvage » :
Plus d’infos sur la véritable histoire de « Chocolat » :
Exposition « On l’appelait ‘Chocolat’ » du 2 au 28 février 2016 à la Maison des Métallos – Paris 11ème :
